L'Etoile perd une branche - Habib Faye (1965 - 2018) - Partie 2





A partir de 1987 et pendant quelques années, Youssou N’Dour et Habib Faye habiteront dans le même appartement. Ils en profitent pour créer, modeler, parfaire la musique du Super Etoile. 

Ils sont jeunes, en pleine possession de leurs moyens et leur créativité est au zénith. Les observateurs de la chose musicale pourront aisément constater qu’entre 1987 et 1992, sortiront les plus beaux albums du Super Etoile. 

J’utilise le qualificatif « beaux » à dessein, car ces albums ne sont pas parfaits. Pas du tout. Mais leur charme réside dans ces imperfections liées à leur jeunesse et à leur manque d’expérience. Ces albums ont une âme. Ils transmettent une émotion sans commune mesure. 

Du Volume 12 (JAMM-LA-PAIX) à Eyes Open, on sent de la joie et du bonheur. Tout ce qui viendra après sera frappé du sceau de l’ultra-professionnalisme. Ce que le Super Etoile gagnera en précision, il le perdra en émotion. 

Kocc-Barma (Vol.13) marque les débuts des productions siglées YOUBIB. Youssou écrit l’essentiel des paroles et Habib construit la musique. Ce dernier confiera d’ailleurs qu’il avait esquissé certaines compositions dès son adolescence. 

Suivront les opus Gaïndé (Vol.14), Set (Vol. 15), Hors-Série Jamm (Vol. 15 bis), et enfin EYES OPEN. 






Il est intéressant de noter que jusqu’en 1992, Youssou ne reprenait quasiment jamais ses anciens morceaux pour les remettre au goût du jour, les fameux « Remix ». Pour une raison très simple : la créativité, c’est comme un volcan. En pleine activité, il crache des laves incandescentes, puis au fil du temps, le volume s’estompe. Il fallait donc donner aux fans de la matière, quand l’artiste s’effaçait devant l’homme d’affaires. 

Après Eyes Open, le groupe entre petit à petit dans la gestion. Youssou et Habib sont devenus des pères de famille, et comme pour nous tous, le charme de la jeunesse s’efface. Cela se traduit par une musique moins agressive, les lignes de basse d’Habib sont moins sophistiquées, plus lisses. Il gagne en en maturité, sort du cadre Super Etoile pour composer pour d’autres chanteurs. 

L’éloignement commence là, au mitan des années 90. Habib devient un collaborateur comme un autre, génial certes, mais partageant la direction musicale avec d’autres musiciens. D’abord avec le grand Jean-Philippe Rykiel (Eyes Open, The Guide, Lii), puis avec Ibou N’Dour et d’autres moins connus. 

Il n’en demeure pas moins qu’Habib reste un instrumentiste génial, qui donne sa pleine mesure lors des concerts. Tous ceux qui l’ont vu et entendu sur scène savent jusqu’où pouvait le mener ce génie. 

Après avoir donné 27 ans de sa vie au Super Etoile (1985-2012), il s’éloignera du groupe au grand dam des suiveurs et fans du groupe. Il sort un album orienté « jazz fusion » (H2O) et se lance dans un projet ambitieux nommé Cola Nut Café, vu comme un retour aux sources. 

Pour finir, le départ d’Habib est dur à accepter pour nous, ses fans, car nous ne le verrons plus sur scène. Nous n’entendrons plus résonner sa basse. Nous le verrons plus plaisanter avec Assane Thiam, son complice. Sa basse s’est tue à jamais. 

Ce qu’il nous reste aujourd’hui, ce sont des tonnes de souvenirs. De beaux souvenirs. Et sa musique. 

Pars en paix, Bib, tu ne nous dois plus rien.

L'Etoile perd une branche - Habib Faye (1965 - 2018) - Partie 1




Habib Faye est allé rejoindre son grand frère et mentor Adama. Tous deux étaient issus d’une des plus grandes familles « musiciennes » d’Afrique.

LES DEBUTS


Habib voit le jour le 22 novembre 1965 à Dakar. Son père est un professeur de Lettres respecté résidant un des quartiers de la middle-class dakaroise : la Sicap Rue 10. C’est un passionné de musique qui s’adonne à la pratique de la guitare en amateur.

Il transmettra à ses enfants le virus de la musique. Ainsi,  Boubacar dit Vieux Mac, Adama, Lamine, Moustapha ouvrirent la voie à Habib qui, dès son plus jeune âge, se prit de passion pour le son. Ousmane Sow Huchard, alias Soleya Mama, anthropologue sénégalais et co-fondateur du groupe Waato Sita,  raconte :

« Quand on répétait, Habib Faye, âgé de 3 ou 4 ans à l’époque, s’asseyait par terre. Il suçait son pouce et nous regardait jouer. Ça fait tellement longtemps que je ne m’en souvenais plus. Quand j’étais au Super Etoile, un jour, Habib est venu dans mon bureau et il m’a dit : « Mais grand, maintenant je suis sûr que tu ne te souviens pas de moi ». Je dis « comment ça ? ».  Et il me répond : « Tu connais Adama, Adama Lo, le frère de André Lo (membre du Watoo Sita), à Sicap Baobabs? Nous étions toujours 3 ou 4 gosses à être là, assis lors des répétitions. Je faisais partie de ces gosses. ». » 

Pendant que ses grands frères trompent la vigilance paternelle en s’adonnant à leur passion commune, Habib en est privé. Ses aînés, particulièrement Adama, voulaient le préserver de ce milieu perçu comme malsain par la société sénégalaise.
Il résiste tant bien que mal à la tentation, mais à l’orée de l’adolescence, il franchit le pas. Il emprunte une guitare électrique, modifie l’espacement des cordes pour en faire une basse et commence à pratiquer. Habib se souvient : « Un ami me l’a prêtée pour deux jours et je ne l’ai rendue qu’au bout de quelques mois ! ».

Habib développe dès lors une virtuosité inédite pour son âge. Tous ceux qui ont l’occasion de l’entendre jouer en solo se souviennent avec effarement de sa rapidité. Parallèlement à ses études au Lycée Blaise Diagne, il passe des heures à s’exercer tous les jours. Il a une référence : Jaco Pastorius auquel il dédiera un album des années plus tard. Il poursuit : « c’était essentiel pour moi d’apprivoiser l’instrument. Au début, les cases me paraissaient démesurées par rapport à mes petites mains ».

Et c’est au lycée qu’il participe pour la première fois à un événement musical. Adama lui interdit d’y participer, mais Habib passe outre : « je voulais monter sur cette scène, même si ma vie en dépendait ! Je considère que c’est ce jour-là que j’ai eu mon indépendance. » En effet, Adama, qui assiste en catimini au concert, est fou de joie quand il entend jouer son cadet. Il sait !

Habib monte alors un groupe nommé Watoo Sita 2 (un clin d’œil à Ousmane Sow Huchard) avec Mickael Soumah, puis devient membre d’un autre groupe : le Thiaf. Mais le premier événement qui révèle le talent du jeune bassiste au grand public survient en 1984, lors du concert des Touré Kunda au Stade Demba Diop.

Ce jour-là, le Super Diamono devait jouer en première partie du concert des frères Touré. Bob Sène, le bassiste du groupe de Derklé, était très en retard et le concert était sur le point de commencer. Habib est dans le public quand il entend : « Habib Faye est demandé sur scène ! ».  En effet, son frère Lamine avait eu l’idée de lui demander de remplacer Bob Sène au pied levé. Autant vous dire que personne n’a été déçu. Habib connaissait par cœur les compositions du Super Diamono et s’était fondu dans le groupe avec une aisance déconcertante.

Quelques semaines plus tard, il remonte sur la scène du Lycée Kennedy avec le Super Diamono. Encore une fois, sa prestation reste dans les mémoires. Et le milieu de la musique commence à bruire du talent du cadet des frères Faye.

Cette année 1984 marquera aussi les débuts de la collaboration entre Youssou N’Dour et Habib. Une anecdote racontée par Gallo Niang, un des premiers collaborateurs de You :

« Le lendemain de la Tabaski (septembre 1984), Kabou Guèye, le bassiste du Super Etoile, s’était blessé à la main et ne pouvait pas monter sur scène lors de la soirée prévue au Thiossane. Youssou avait alors demandé à Habib (passé au Super Etoile II entre-temps) de le remplacer. Nous ne le connaissions pas, à tel point qu’il fut brièvement retenu à l’entrée de la boîte de nuit. Mais une fois dans la salle, j’ai entendu le son du Super Etoile comme jamais auparavant. Ce jeune homme avait chamboulé la musique et je l’ai interpellé à la fin de la soirée pour savoir qui il était et ce qu’il faisait dans la vie. Il me répondit qu’il était lycéen. Je suis allé voir Youssou dans la foulée pour le supplier d’embaucher ce gamin. ».

Youssou, qui devait partir pour une de ses premières tournées parisiennes, intégra Habib à son groupe, non sans mal, puisqu’il fallut convaincre le patriarche de la famille Faye. Une fois le blanc-seing paternel accordé avec l'appui d'Adama Faye qui était à l'époque membre du Super Etoile, Habib scella son engagement.

L’ARCHITECTE DU SON « SUPER ETOILE »


Jusqu’en en 1984, Kabou Guèye était le bassiste du Super Etoile. Techniquement, le rôle du bassiste dans le mbalax à l’époque consistait à jouer comme un batteur de tam-tam. C’est-à-dire qu’il imprimait le même rythme qu’aurait dû imprimer le « côol ». D’autre part, il n’avait pas de vrai batteur (drums). Magatte Dieng « Boy Gri » ne jouait pas réellement de la batterie, mais plutôt des cymbales. Youssou savait que, pour percer sur la scène internationale, il devait se rapprocher des standards modernes. Il avait donc besoin d’un bassiste « moderne », tel Bob Sène du Super Diamono ou Baye Babou du Xalam, et d’un batteur. Il avait trouvé la perle rare.



Et dès l'album Ndobine (Vol. 10), la touche d'Habib Faye commence à teinter la musique du Super Etoile. Mais on peut dater l'éclosion concrète d'Habib à partir du Voulme 11: Bekkoor.
Dans le morceau éponyme, Habib écrit une ligne de basse prodigieuse. Lui-même reconnait que c'est sa création qui l'a le plus marqué. Et ce n'est pas pour rien que nombre de bassistes sénégalais en ont fait une base de travail.


Bekoor (Vol.11 - BEKOOR) - 1985


Habib change la musique du Super Etoile, la modernise et le duo créatif qu'il forme avec Youssou sera à l'origine d'innombrables chefs-d'oeuvre. Car, Habib n'était pas seulement un bassiste. Il était devenu un excellent claviste (j'y reviendrai) et surtout, très jeune, un grand compositeur. 

Comme je le disais ci-haut, Habib entamera sa mutation en devenant un grand claviste, encouragé en cela par le boss, Youssou N'Dour. Les débuts ne furent pas simples et Habib traversa des périodes de découragement car il ne parvint pas tout de suite à maîtriser les claviers.

Youssou insista fortement et cela paya rapidement ses fruits. Tant et si bien qu'un jour, en pleine répétition, Mbaye Dièye Faye fit remarquer qu'Habib jouait sans regarder les touches. Habib était un naturel. Tout devenait facile avec lui. Sa soif d'apprendre combinée à son génie lui permettait de maîtriser parfaitement tous les types de son. Et quand on a un mentor de la dimension de Youssou N'Dour....

Et dès 1986, Habib popularise un son qui, depuis cette époque, inonde les productions musicales sénégalaises: le marimba du DX7 Yamaha. Mais Habib ne revendique pas la paternité du marimba, contrairement à ce que beaucoup disent. Ainsi, dans un échange avec Jean-Philippe Rykiel, il dit:


"Loy (ERLICH) devait jouer sur un morceau qui s’appelait Salya (Touré Kunda) et son intervention a créé un véritable événement. Juste après, les gens étaient incroyablement curieux du son (qui était auparavant un son de balafon à cet endroit, et on ne faisait d’ailleurs pas bien la différence entre balafon et xylophone, …le son de marimba se mettant naturellement en valeur car plus métallique…). Cette intervention originale de Loy est arrivée à un moment où je me laissais moi-même influencer par tout ce qui venait d’ailleurs, des Touré, du Xalam, et c’est donc tout naturellement que j’ai copié ce son et que je l’ai adapté au style du Mbalax, aidé aussi par Loy avec qui j’ai joué un temps après cela.
Au-delà du son, la manière de jouer la rythmique sur le clavier est plus ancienne, et vient de mon frère Adama, que tu connais bien, qui avait commencé à jouer ce style ou rythme particulier [le Mbalax] sur d’autres sons synthétiques : sons d’orgue ou même de nappes (sur des Jupiter ou autres claviers). Lorsque Loy est passé en 84 avec ce son qui était génial, je me le suis approprié en achetant un DX7...
...Tu (Rykiel) avais amené des sons de DX7 programmés pour la musique africaine, des sons de Kora et autres, que tu nous les a donnés, en les laissant sur le DX7 du studio. On jouait alors souvent un morceau qui s’appelait "Sabar" où on s’arrêtait au milieu pour un solo de « percus ». Comme je tenais la basse et que j’étais devant le DX7 dont personne ne se servait, je me suis dit : pourquoi ne pas les accompagner ? Le son était actif sur l’appareil. C’était de la musique de Casamance et cette intervention se plaçait donc bien dans l’esprit. C’est parti comme ça ! Le son s’appelait et s’appelle encore Wendélou, et c’est cet épisode qui marque vraiment l’introduction du marimba dans la musique sénégalaise.
Note bien que ce n’était pas le son d’un morceau : car le marimba allait devenir le son de tout un répertoire, mais, par contre, dans un morceau il n’était pas présent sur sa totalité, seulement dans le « breakdown » : le style était constitué de ces interventions, que tu as toi-même faites dans [le morceau] Nelson Mandela"

Sabar (Vol.12 - JAMM-LA-PAIX) - 1986